TREIZE
La nuit est tombée sur Drava par grandes touches d’ombre enneigée, s’installant comme une couverture usée autour de la centaine de préfas de la base. Puis sur les ruines de la ville, plus hautes et angulaires. Le microblizzard est arrivé et reparti avec le vent, a poussé la neige en grandes volutes enroulées qui vous collaient au visage et entraient dans le col de vos vêtements. Il l’a chassée en tourbillonnant, la faisant disparaître presque entièrement puis danser dans la clarté ciblée des projecteurs du camp. La visibilité est descendue jusqu’à cinquante mètres, puis s’est dégagée et a diminué de nouveau. C’était un temps à rester chez soi.
Accroupi dans l’ombre d’un conteneur abandonné d’un côté du quai, je me suis demandé un moment comment l’autre Kovacs se débrouillait, chez Annette. Comme tous les natifs de Newpest, il devait partager avec moi une aversion naturelle pour le froid. Comme moi, il devait être…
Tu n’en sais rien. Tu ne sais pas qui…
Ouais, c’est ça.
Mais enfin, où veux-tu que les yakuzas trouvent une copie de personnalité d’un ex-Diplo ? Et pourquoi ils prendraient ce risque ? Malgré tout ce vernis à la con d’ancestralité de la vieille Terre, ce sont des putains de criminels. Ils ne pourraient pas…
Ouais, c’est ça.
C’est ce qui nous démange tous, le prix de la modernité. Et si… ? Et si quelque part, à un moment donné de notre vie, on nous avait copiés ? Et si on était stockés dans le ventre d’une grande machine, à vivre dans Dieu sait quelle existence virtuelle parallèle, ou simplement à dormir, attendant d’être libérés dans le monde ?
Ou déjà libérés, à vivre quelque part ?
On en faisait des expéria, on entendait les légendes urbaines d’amis d’amis, ceux qui vivaient une bizarre erreur machine et finissaient par se rencontrer en virtuel ou, plus rarement, dans la réalité. Ou les conspirations à la Lazlo sur des enveloppements multiples avalisés par les militaires. On écoute ces histoires, et on est pris d’un agréable frisson existentiel. Et une fois de temps en temps, on entend une histoire crédible.
Une fois, j’avais rencontré et dû tuer un type qui avait deux enveloppes.
Une fois, je m’étais rencontré moi-même, et ça n’avait pas bien tourné non plus.
Je n’avais pas spécialement envie de recommencer.
J’avais déjà bien assez de problèmes comme ça.
Cinquante mètres plus loin, la masse du Daikoku Dawn encaissait le blizzard. Il était plus gros que le Guns for Guevara. À le voir, ça devait être un vieux glisseur commercial, sorti de la naphtaline et fourbi pour trimballer des déClass. Il lui restait une aura de grandeur envolée. La lumière brillait derrière les hublots et se concentrait en constellations blanches et rouges plus froides sur la structure en hauteur. Un peu plus tôt, il y avait eu un maigre défilé de silhouettes sur les passerelles, quand les déClass en partance étaient montés à bord, mais les écoutilles se refermaient et le glisseur était isolé dans le froid nocturne de New Hok.
Des silhouettes ont traversé le tourbillon noir et blanc à ma droite. J’ai touché la poignée du couteau Tebbit et j’ai poussé ma vision.
C’était Lazlo, menant l’équipe du pas souple et le sourire fier d’un poisson-grimace. Oishii et Sylvie le suivaient. La fonctionnalité chimique était criante sur le visage de la femme, un contrôle plus intense dans l’attitude de l’autre tête de contrôle. Ils ont traversé la zone découverte et se sont glissés dans l’abri du conteneur. Lazlo a frotté son visage des deux mains et a secoué ses doigts mouillés. Il avait fixé son bras convalescent avec une servo-armature de combat et n’avait pas l’air de souffrir. J’ai senti son haleine alcoolisée.
— OK ?
Il a opiné de la tête.
— Tous ceux que ça intéresse, et sans doute quelques autres, savent à présent que Kurumaya nous a fait enfermer. Jad y est encore, pour se plaindre très fort à tous ceux qui veulent bien l’écouter.
— Oishii ? Tu es en place ?
La tête de contrôle m’a regardé avec gravité.
— Si toi tu l’es. Comme je te l’ai dit, tu vas avoir cinq minutes, à tout casser. C’est tout ce que je peux faire sans laisser de trace.
— Cinq minutes, c’est très bien, a dit Lazlo avec impatience.
Tout le monde a regardé Sylvie. Elle a réussi à sourire malgré cette attention.
— Bien, a-t-elle répété. Scan ! On y va.
Le visage d’Oishii a pris l’intériorité abrupte du réseau d’équipe. Il opinait légèrement du chef pour lui-même.
— Ils ont mis les systèmes de navigation en veille. Tests moteurs et systèmes dans deux cent vingt secondes. Quand ça commencera, vous avez intérêt à être dans l’eau.
Sylvie a réussi à réveiller un intérêt professionnel et a étouffé une quinte de toux.
— Sécurité de coque ?
— Oui, activée. Mais les combinaisons de camouflage devraient repousser presque n’importe quel scan. Quand vous serez au niveau de l’eau, je pourrai vous faire passer pour deux razailes qui guettent une pêche facile dans la turbulence du sillage. Dès que le cycle du test systèmes commencera, entrez dans le conduit. Je vous ferai disparaître sur les scanners indépendants, le logiciel de nav pensera qu’il a perdu les razailes dans le sillage. Pareil quand tu sortiras, Lazlo. Alors, reste dans l’eau jusqu’à ce qu’ils soient bien loin dans l’estuaire.
— Super.
— Tu nous as trouvé une cabine ?
Le coin de la bouche d’Oishii s’est soulevé.
— Bien sûr. La maison ne recule devant aucun luxe pour nos amis fugitifs. Les bâbords inférieurs étaient presque tous vides, la S37 est tout à vous. Suffira de pousser.
— OK, on y va, a sifflé Lazlo. Un par un.
Il a quitté l’abri du conteneur avec la même foulée courbée que je l’avais vu utiliser chez Annette, a été un moment exposé aux regards sur le quai, puis a sauté en finesse dans l’eau. J’ai regardé Sylvie en biais et hoché la tête.
Elle est partie, moins douce que Lazlo, mais avec un écho de la même grâce. J’ai cru entendre une légère éclaboussure cette fois. Je lui ai donné cinq secondes et j’ai suivi, dans l’espace découvert et battu par le blizzard, me suis accroupi pour prendre le premier barreau de l’échelle d’inspection et suis descendu, degré par degré, dans la puanteur de l’estuaire. Quand j’ai été immergé jusqu’à la taille, j’ai lâché et me suis laissé aller dans l’eau.
Malgré la combinaison et les vêtements que je portais par-dessus, le choc de l’immersion a été brutal. Le froid m’a poignardé, a serré mon entrejambe et ma poitrine, et a expulsé l’air derrière mes dents serrées. Les cellules de gecko dans mes paumes se sont crispées par sympathie. J’ai pris une nouvelle inspiration et cherché les autres du regard.
— Par ici.
Lazlo a fait signe depuis une section du dock où Sylvie et lui se cramponnaient à un générateur d’amortisseur rouillé. Je les ai rejoints en fendant l’eau, et j’ai laissé mes mains modifiées se cramponner directement au béton inusable. Lazlo a inspiré avec difficulté, et parlé malgré ses dents qui claquaient.
— Alllllez à la pppproue et nnnagez un pppeu entre lllle dock et la ccoqque. Vous verrrrez les lllanceurs. Nnne bbuvez papas llla tttasse.
Nous avons échangé un sourire crispé avant de partir.
C’était difficile, de nager contre un réflexe corporel qui voulait se blottir et trembler pour chasser le froid. Avant même d’arriver à mi-chemin, Sylvie prenait du retard, et nous avons dû faire machine arrière pour la soutenir. Son souffle était de plus en plus laborieux, ses dents étaient serrées et ses yeux commençaient à rouler dans leurs orbites.
— Jjje nne v-vais plus ttttenir ttrès longtttemps, a-t-elle murmuré quand je me suis retourné dans l’eau et que Lazlo m’a aidé à la hisser sur ma poitrine. Nne mmmme ddis pas qu’on gagne, on gggagne qquoi ?
— Ça va aller, ai-je réussi à dire malgré mes mâchoires serrées. Tiens bon. Laz, continue.
Il a acquiescé et est reparti. J’ai suivi, gêné par le poids sur ma poitrine.
— Est-ce qu’il n’y a pas d’autre choix ? a-t-elle gémi à peine plus fort qu’un murmure.
J’ai réussi à nous amener jusqu’à la proue surélevée du Daikoku Dawn, où Lazlo nous attendait. Nous avons pataugé dans le peu d’eau qui séparait la coque du quai, et j’ai plaqué une main contre le béton inusable pour me stabiliser.
— Mmmoins dd’une mminnnute, a dit Lazlo, sans doute après avoir consulté son affichage rétinien. Esssspérons qu’Oishii est bbien dddeddans.
Le flotteur s’est réveillé. D’abord le martèlement sourd du système antigrav est passé du stationnement à la propulsion, puis le gémissement aigu des prises d’air et le bruit de la jupe qui se gonfle. J’ai senti la traction latérale de l’eau qui gonflait autour de l’embarcation. L’écume m’a arrosé depuis la proue. Lazlo m’a fait un nouveau sourire et a tendu le doigt.
— Par là ! a-t-il crié pour couvrir le bruit du moteur.
J’ai suivi la direction de son bras et vu une batterie de trois aérations circulaires, des toboggans qui sortaient en spirale. Des veilleuses de maintenance éclairaient l’intérieur, dont une échelle d’inspection reliant la jupe du flotteur à la première ouverture.
La note des moteurs est redescendue, comme si elle se calmait.
Lazlo est monté en premier, sur l’échelle puis sur la pente douce qu’offrait la jupe. Calé contre la coque, il m’a fait signe. J’ai hissé Sylvie, crié dans son oreille de grimper, et vu avec soulagement qu’elle était encore en état de le faire. Lazlo l’a saisie dès qu’elle est arrivée en haut, et après quelques manœuvres ils ont commencé l’ascension. J’ai suivi aussi vite que le permettaient mes mains insensibles, me suis jeté sous le toboggan pour échapper au bruit.
Quelques mètres au-dessus de moi, j’ai vu Lazlo et Sylvie, les membres appuyés sur des protubérances à l’intérieur du tube. Je me rappelai la fanfaronnade du poisson-grimace à notre rencontre. « Sept mètres à ramper dans une cheminée en acier poli. Du gâteau. » J’étais heureux de voir que ceci, comme tant de choses qu’il disait, avait été une exagération. Le tube était tout sauf poli, et il y avait de nombreuses prises dans le métal. J’ai agrippé pour voir un creux au-dessus de ma tête et me suis rendu compte que je pourrais me hisser sur cette pente sans trop de problème. Plus haut, j’ai trouvé des bosses dans le métal, où mes pieds pouvaient s’appuyer pour supporter une partie de mon poids. Je me suis reposé un moment contre la surface vibrante du tube, me suis rappelé la limite de cinq minutes donnée par Oishii, et je me suis remis en route.
En haut du toboggan, j’ai trouvé Sylvie et Lazlo appuyés sur une petite bordure sous une trappe apparemment bouchée par une synthétoile orange. Le poisson-grimace m’a lancé un regard fatigué.
— Voilà. (Il a touché la surface molle au-dessus de sa tête.) Ça, c’est le radeau du niveau inférieur. Le premier à lâcher. Si vous vous glissez par là sur le haut du radeau, vous trouverez une trappe d’inspection qui mène à un espace sanitaire sous les niveaux. Faites sauter le premier panneau d’accès que vous trouvez et vous serez dans un couloir. Sylvie, tu devrais passer la première.
Nous avons repoussé le radeau en synthétoile d’un côté de son logement et un air chaud et rance a flotté jusqu’à nous depuis le conduit. J’ai ri d’un plaisir purement involontaire à cette sensation. Lazlo a eu un hochement de tête amer.
— Ouais, profitez-en. Moi, je retourne dans l’eau, là.
Sylvie est passée et j’allais la suivre quand le poisson-grimace a tiré sur ma manche. Je me suis retourné. Il a hésité.
— Laz ? Allez, mec, on n’a plus le temps.
— Toi. (Il a brandi un index de mise en garde sous mon nez.) Je te fais confiance, Micky. Prends soin d’elle. Protège-la le temps qu’on vous rejoigne. Jusqu’à ce qu’elle se remette sur pieds.
— D’accord.
— Je te fais confiance.
Puis il s’est retourné, a relâché sa prise sur la trappe et s’est laissé glisser. Il a disparu, et j’ai entendu un petit jappement remonter par le conduit.
Je suis resté à regarder l’espace vide un peu trop longtemps, puis je me suis forcé à franchir la barrière en synthétoile entre moi et mes nouvelles responsabilités.
Le souvenir m’est revenu d’un coup.
Dans le préfa.
— Vous. Aidez-moi. Aidez-moi.
Ses yeux me clouent sur place. Les muscles de son visage sont tendus par l’angoisse, la bouche entrouverte. Cette vision provoque en moi une excitation profonde et incongrue. Elle a rejeté le sac de couchage et s’est penchée pour me saisir, et dans la lumière basse de la veilleuse d’illuminum, sous son bras tendu, je vois les bosses jumelles de ses seins. Ce n’est pas la première fois que je la vois comme ça – les Furtifs ne sont pas très timides, et après un mois de campement en conditions précaires chez Annette, j’aurais sans doute pu dessiner chacun de leur corps de mémoire. Mais quelque chose, dans le visage et la posture de Sylvie, est soudain très sexuel.
— Touchez-moi. (La voix qui n’est pas la sienne râpe, dressant les cheveux sur ma nuque.) Dites-moi que vous êtes vrai.
— Sylvie, tu n’es…
Sa main quitte mon bras pour mon visage.
— Je crois que je vous connais. Élu de la Brigade Noire, non ? Bataillon Tetsu. Odisej ? Ogawa ?
Le japonais qu’elle utilise est archaïque, de plusieurs siècles. Je repousse un début de frisson et je reste en amanglais.
— Sylvie, écoute-moi.
— Vous vous appelez Silivi ? (Le visage tordu par le doute. Elle change de langue pour me rejoindre.) Je ne me rappelle pas. Je… c’est, je ne…
— Sylvie.
— Oui, Silivi.
— Non. (Je parle avec une bouche qui s’est anesthésiée.) C’est toi, Sylvie.
— Non. (Elle panique soudain.) Mon nom… mon nom, c’est… On m’appelle… On m’appelait… On…
Sa voix s’arrête et elle détourne le regard, loin du mien. Elle essaie de sortir du sac de couchage. Son coude dérape sur la doublure lisse et elle glisse vers moi. Je tends les bras, et soudain ils tiennent son torse chaud et musclé. Le poing que j’avais fermé quand elle a parlé s’ouvre involontairement, et les piles corticales tombent à terre. Mes paumes se pressent contre sa chair ferme. Ses cheveux frottent contre ma nuque, et je la sens, chaleur et sueur de femme qui émanent du sac de couchage ouvert. Quelque chose bat contre mon estomac, et elle le sent peut-être aussi, parce qu’elle lâche un gémissement sourd dans la chair de ma gorge. Plus bas dans les plis de son sac, ses jambes se débattent, impatientes, puis s’écartent pour que ma main glisse de sa hanche jusqu’entre ses cuisses. Je lui caresse la chatte avant même de prendre la décision. Elle est trempée.
— Oui. (La syllabe décolle de sa bouche.) Oui, ça. Là.
Cette fois, quand ses jambes bougent, tout son corps s’écarte de ses hanches, et ses cuisses s’ouvrent aussi grand que le sac de couchage le permet. Mes doigts glissent en elle et elle inspire derrière ses incisives, s’écarte de mon visage et me regarde comme si je venais de la poignarder. Ses doigts se crispent sur mon épaule et mon biceps. Je continue à caresser, en ovales lents à l’intérieur de son corps, et je sens ses hanches onduler en protestation contre la lenteur délibérée du mouvement. Son souffle commence à se raccourcir.
— Vous êtes réel, murmure-t-elle entre deux. Oh, vous êtes réel.
Et maintenant, elle commence à me toucher, ses doigts s’emmêlant dans la fermeture de mon blouson, frottant mon entrejambe qui durcit rapidement, saisissant mon visage par la mâchoire. Elle paraît incapable de décider quoi faire du corps qu’elle touche, et lentement je comprends, alors qu’elle sombre irrévocablement dans son orgasme, qu’elle teste l’assertion qui franchit ses lèvres encore et encore, de plus en plus vite. Vous êtes réel, vous êtes réel, oh oui vous êtes réel, hein, vous êtes réel, oh, vous êtes réel, oui, oui mon salaud, oui, oui, vous êtes réel vous êtes réel…
Sa voix se bloque dans sa gorge avec son souffle, et son ventre la plie presque en deux tellement elle jouit fort. Elle s’entortille autour de moi comme les longs rubans de la belalgue après le récif d’Hirata, les cuisses serrées autour de ma main, le corps plié sur ma poitrine et mon épaule. Je ne sais pas comment je sais qu’elle regarde depuis cette épaule les ombres de l’autre côté du préfa.
— Je m’appelle Nadia Makita, dit-elle tout bas.
Et une nouvelle fois, c’est comme un courant électrique le long de mes os. Comme quand elle a saisi mon bras, la surprise de ce nom. La litanie se lance dans ma tête. Ce n’est pas possible, ce n’est…
Je la déloge de mon épaule, la repousse et le mouvement libère une nouvelle vague de phéromones. Nos visages sont à quelques centimètres l’un de l’autre. Je lui réponds :
— Micky. La Chance.
Sa tête se lance en avant comme celle d’un oiseau, et sa bouche se referme sur la mienne, étouffant mes paroles. Sa langue est chaude, fiévreuse. Ses mains s’attaquent de nouveau à mes vêtements, cette fois de façon plus décidée. J’enlève mon blouson en force, je défais le lourd pantalon de toile et sa main est déjà dans l’ouverture avant qu’il tombe. Plusieurs semaines chez Annette, sans l’intimité nécessaire pour se masturber, un corps gardé dans la glace pendant des siècles, j’ai du mal à ne pas jouir quand sa main se referme sur moi. Elle le sent et sourit dans le baiser, ses lèvres se détachant des miennes. Frôlement de ses dents contre mes dents, un gloussement très loin dans sa gorge. Elle s’agenouille sur le sac de couchage, s’équilibrant d’une main sur mon épaule pendant que l’autre travaille entre mes cuisses. Elle a de longs doigts, fins, chauds et moites, serrés de façon experte et montant et descendant sur ma queue. Je pousse le pantalon pour qu’il passe mes hanches et je m’incline en arrière pour lui donner plus de place. La base de son pouce frotte contre mon gland avec une régularité de métronome. Je grogne, mes poumons se vident, et elle ralentit immédiatement au point de presque s’arrêter. Elle appuie le plat de sa main libre contre ma poitrine, me pousse vers le sol tandis qu’elle resserre sa main jusqu’à m’écraser. Les muscles noués de mon estomac me permettent de rester dressé sur le sol contre la pression qu’elle exerce et atténuent le besoin de jouir.
— Tu veux être en moi ? demande-t-elle sérieusement.
Je secoue la tête.
— Comme tu veux, Sylvie, comme tu…
— Je ne m’appelle pas Sylvie, rappelle-t-elle en tirant violemment sur la base de mon sexe.
— Nadia. Comme tu veux.
Je la saisis sous une fesse et sous la cuisse et l’attire vers moi. Elle enlève sa main de ma poitrine et l’utilise pour s’ouvrir, puis s’enfonce lentement sur ma queue. Notre hoquet de surprise est presque identique. Je cherche en moi le contrôle des Diplos, je colle mes mains sur ses hanches et je l’aide à se soulever pour mieux redescendre. Ça ne va pas durer très longtemps. Elle met la main derrière ma tête et l’attire vers un de ses seins gonflés, presse mon visage dans sa chair et me guide vers son téton. Je le suce et je prends l’autre sein dans ma main pendant qu’elle se soulève à genoux sur la couchette et nous amène tous les deux à un orgasme qui m’aveugle.
Nous nous écroulons l’un sur l’autre dans le préfa sombre, trempés de sueur et frémissants. Le chauffage projette une lueur rougeâtre sur nos membres emmêlés et nos corps serrés, et il y a un petit bruit qui pourrait être cette femme en train de pleurer, ou le vent qui essaie de trouver un moyen d’entrer.
Je ne veux pas tourner la tête pour le savoir.
Dans la vibration constante qui animait les entrailles du Daikoku Dawn, nous nous sommes extraits de l’espace sanitaire dans un couloir et nous sommes dirigés vers S37, les vêtements trempés. Comme promis, la porte s’est ouverte à la première pression. À l’intérieur, les lumières ont révélé un espace au luxe inattendu. Je m’étais préparé pour une autre version de l’installation spartiate à deux couchettes que nous avions sur le Guns for Guevara, mais Oishii nous a soignés. La cabine était une classe confort bien équipée, avec un espace de lit autoformant qui pouvait être programmé pour se développer en deux lits jumeaux ou un seul à deux places. Les installations étaient usées mais leur odeur diffuse d’antibactériens leur donnait un air immaculé.
— Ttttrès sympa, ai-je soufflé malgré mes dents qui claquaient encore. Bien joué, Oishii. J’approuve.
La salle de bains faisait presque la taille d’une autre cabine simple, avec séchoir à jet d’air dans la cabine de douche. Nous nous sommes déshabillés et avons laissé nos vêtements trempés au sol, puis nous sommes relayés pour rincer nos corps et les réchauffer, d’abord sous une averse battante d’eau chaude, puis dans une tempête vivifiante d’air tiède. Il a fallu un moment, l’un après l’autre, mais je n’ai vu aucune tentation sur le visage de Sylvie quand elle est entrée dans la cabine. Je suis donc resté dehors à frotter ma chair gelée. À un moment, en la regardant tandis qu’elle se tournait, de l’eau coulant sur ses seins et sur son ventre, coulant entre ses cuisses et pesant sur une petite touffe de poils pubiens, je me suis senti durcir. Je suis allé ramasser le blouson de ma combinaison furtive pour en couvrir mon érection. La femme dans la douche a surpris le mouvement et m’a regardé bizarrement, mais sans rien dire. Pourquoi l’aurait-elle fait ? La dernière fois que j’avais vu Nadia Makita, elle s’enfonçait dans un sommeil postcoïtal dans un préfa des plaines de New Hok. Un petit sourire confiant aux lèvres, un bras autour de ma cuisse. Quand je m’étais dégagé, elle s’était simplement retournée dans son sac de couchage en marmonnant.
Et depuis, elle n’était pas revenue.
Et toi tu t’es rhabillé et rendu présentable avant le retour des autres, comme un criminel qui couvre ses traces.
J’avais croisé le regard soupçonneux d’Orr avec une tromperie diplo sans faille.
J’étais reparti pour la nuit vers le préfa que je partageais avec Lazlo, où je n’avais pas dormi, encore choqué de ce que j’avais vu et entendu et fait.
Sylvie a fini par sortir de la cabine, presque sèche. Avec un effort, j’ai arrêté de regarder le paysage soudain sexualisé de son corps et l’ai remplacée. Elle n’a rien dit, s’est contentée de poser un poing détendu sur mon épaule et de froncer les sourcils. Puis elle a disparu dans la cabine à côté.
Je suis resté près d’une heure sous la douche, me tournant puis me retournant dans l’eau presque bouillante, à me masturber vaguement en essayant de ne pas penser à ce que je devrais faire en arrivant à Tekitomura. Le Daikoku Dawn vibrait autour de moi dans son voyage vers le sud. Quand je suis sorti de la douche, j’ai jeté nos vêtements trempés dans le compartiment douche en laissant le souffle d’air à fond, puis j’ai traversé notre cabine. Sylvie dormait profondément sous le couvre-lit d’un espace qu’elle avait programmé en lit double.
Je l’ai regardée dormir un long moment. Sa bouche était ouverte, ses cheveux en désordre autour de son visage. Le câble central s’était tordu et reposait, phallique, sur une de ses joues. Imagerie superflue. Je l’ai repoussé avec les autres cheveux jusqu’à ce que son visage soit dégagé. Elle a murmuré quelque chose et a porté à sa bouche le même poing détendu avec lequel elle m’avait touché. Je l’ai encore regardée.
Ce n’est pas elle.
Je sais que ce n’est pas elle. Ce n’est pas possi…
Quoi, comme il n’est pas possible qu’un autre Takeshi Kovacs soit en train de me courir après ? Où est ton sens du merveilleux, Tak ?
Je l’ai regardée.
Et après, j’ai haussé les épaules et je me suis mis au lit pour dormir.
Ça m’a pris du temps.